LES enfants recommencèrent à jeûner en même temps que Bahanba. Ils firent un grand effort pour jeûner plus longtemps, et les plus âgés tinrent jusqu’à la fin du troisième jour et même jusqu’au quatrième. Ils n’étaient pas tristes car ils ne savaient pas ce qu’était la mort, c’est-à-dire, tout à coup, l’absence définitive de quelqu’un. Ils n’imaginaient pas que le Grand-Ba allait manquer. Dans l’île, tout le monde, chaque lendemain, était toujours là. Les adultes, ceux qui leur étaient étrangers et ceux qu’ils savaient être leurs parents, ou seulement leur mère, étaient toujours pareils un jour après l’autre, un an après l’autre, sans aucun signe d’affaiblissement, de descente vers une fin. La mort, cela n’existe que chez les animaux qui s’entretuaient, ou chez les hommes des écrans, mais quand l’histoire était finie et l’écran éteint, sans doute étaient-ils de nouveau là… Si Grand-Ba avait décidé de mourir, c’était parce qu’il était le plus intelligent de tous, il savait faire des choses que les autres ne savaient ou n’osaient pas. Et puisqu’il avait dit qu’il serait heureux, les enfants étaient gais. Et le soir ils chantèrent, dansèrent et jouèrent dans les jardins, comme la première fois.

 

Dès qu’ils s’étaient rendu compte que les enfants allaient jeûner, les adultes les avaient mis en garde, leur recommandant de ne pas jouer aux jeux de l’amour pendant leur jeûne.

À la dernière heure de la première journée, le docteur Fuller, un chirurgien américain aux cheveux blancs et au visage rouge, apparut aux écrans intérieurs et expliqua aux enfants, avec des schémas, qu’une femme habituée à prendre régulièrement des produits de non-fécondité, comme tous les habitants de l’île en prenaient dans la nourriture, si elle cessait un seul jour d’en prendre, devenait aussitôt fécondable à cent pour cent. Et il leur expliqua le mécanisme de la fécondation, que quelques-uns, peut-être, ne connaissaient pas bien. Il dessina sur un tableau les ovaires en rose, un gros ovule en blanc, et une foule de spermatozoïdes en petits vibrions jaunes. Cela fit rire énormément les plus jeunes garçons.

— Je m’adresse aux filles, dit le docteur Fuller. Si vous ne voulez pas qu’il vous arrive la même chose qu’à Annoa, repoussez les garçons… Ou bien, alors, mangez.

Ce conseil aux filles fut malencontreux. Elles trouvaient ce qui arrivait à Annoa absolument admirable. Une bonne partie de celles qui ne jeûnaient pas jeûnèrent le lendemain, et toutes jouèrent à l’amour tant que les garçons purent.

Le deuxième soir, Han était allongé dans l’herbe du jardin rond, près d’Annoa. La lumière bleue baignait les fleurs et les enfants endormis ou en train de jouer encore. Quelques oiseaux poussaient dans les arbres de légers cris de sommeil, les ruisseaux chuchotaient des rires frisés, Han chantait à voix basse une chanson pour Annoa. Elle l’écoutait, elle était heureuse comme un fruit qui reçoit le soleil. Son ventre rond s’épanouissait au-dessus de l’herbe, au-dessus d’elle. Elle sentait parfois remuer à l’intérieur de cette partie de son corps quelque chose qui n’était pas lui, qui n’était pas elle, qui était déjà quelqu’un…

Han chantait :

 

Tu es la première rose

Tu es la voile du bateau

Tu es le vent qui m’emporte.

Tu es le ruisseau et la mer

 

Den vint s’asseoir près de Han, avec son instrument étrange qui avait l’air d’une cigogne au cou tendu, et il en frotta doucement les cordes, comme un soupir. Han chantait :

 

Tu es la millième rose

Tu es la source du matin

Tu es l’oiseau qui se repose

Tu es l’étoile et le jardin

 

Puis il se tut et posa sa joue contre la colline chaude du ventre d’Annoa. Il se redressa d’un seul coup, sauta sur ses pieds, cria :

— Je l’entends ! Je l’ai entendu ! Je l’entends !…

Déjà il était de nouveau à genoux, l’oreille posée sur Annoa, les yeux écarquillés, la bouche ouverte, émerveillé. Il écoutait. Les enfants arrivaient autour d’eux. Den avait arrêté sa musique. Han dit très doucement :

— Je l’entends…

Une fillette demanda :

— Qu’est-ce qu’il dit ?

— Il ne dit rien… Écoute…

Han s’écarta et la fillette s’agenouilla à sa place et écouta. Émerveillée, elle dit :

— Oh je l’entends !…

Les enfants demandèrent :

— Qu’est-ce qu’il dit ? Annoa riait. La fillette dit :

— Écoutez… Écoutez-le…

Les uns après les autres ils s’agenouillèrent et écoutèrent. Annoa avait cessé de rire pour qu’ils entendent mieux. Et ils entendaient, là, à l’intérieur d’Annoa, le petit battement rapide d’un cœur qui n’était pas le sien. Et une phrase courait dans le jardin : « Il a un cœur… Il a un cœur… »

Ils allèrent couper les fleurs qu’ils voyaient, les rouges, les roses, les mauves, les orangées, et vinrent les poser sur le ventre d’Annoa puis sur sa poitrine et partout, et Annoa devint dans la nuit une vague de lumière ronde, immobile, sous laquelle deux cœurs battaient.

Le Grand Secret
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